« L’expérience de l’impossible. »

// traduit de l’allemand par Karin Leuenberger

Derrida : « Qu’est-ce qu’une traduction  »relevante » ? »

 

Est-il possible de parler de traduction sans traduire ? Quelle est la relation entre la traduction comme objet scientifique et la traduction comme acte performatif de la langue, comme geste ? Peut-on suffisamment se distancier de la traduction pour la considérer comme un objet ? Je pense ici à Freud, à la compulsion de répétition, et à ce que Derrida dit dans Spéculer sur Freud à propos de la « démarche » freudienne dans Au-delà du principe de plaisir. Derrida analyse dans cet essai le fameux chapitre dans lequel Freud parle du jeu du « fort-da » (le jeu de la bobine). Je cite Derrida :

On constate que quelque chose se répète. Et […] il faut identifier le procès répétitif non seulement dans le contenu, les exemples, le matériau décrits et analysés par Freud mais déjà, ou encore, dans l’écriture de Freud, dans la démarche de son texte, dans ce qu’il fait autant que dans ce qu’il dit, dans ses « actes », si vous préférez, non moins que dans ses « objets ». (316)

Les questions posées par Derrida sont les suivantes : où se situe à proprement parler la répétition ? Où a-t-elle lieu ? Est-elle l’objet du texte freudien ou sa « démarche » ? Derrida répond que la répétition, parce qu’elle se répète, est active, et qu’elle réapparaît toujours justement là où elle est le moins attendue ou désirée. Elle ne peut être considérée, ou comprise, comme l’objet stable, passif, inerte, d’une analyse. Elle est, si l’on veut, à l’œuvre dans l’œuvre freudien.

C’est pourquoi Derrida analyse, non seulement ce que Freud dit de la répétition, mais aussi ce que la répétition fait dans son texte. Par cette analyse, il ne cherche aucunement à neutraliser la force de cette répétition. Bien au contraire, il suit cette force, se laisse guider et contaminer par elle. Pour lui, le texte freudien présente le grand avantage de pouvoir être analysé à différents niveaux, de mettre en scène et d’agir des problèmes plus problématiques qu’il n’y paraît, parce qu’il s’agit de processus dynamiques, encombrants et étranges, qui ne peuvent être objectivés. On est pris au piège, contaminé par leur dynamique propre. La répétition ne devient intéressante qu’à partir du moment où l’on reconnaît cette dynamique (et la logique propre, ironique, qu’elle contient). Il n’y a pas de recul, d’aperçu, de métalangage. En bref : Derrida tire de sa lecture d’Au delà du principe de plaisir la conclusion que parler de la répétition signifie, en fin de compte, être personnellement contraint d’agir la répétition.

Pour lui, cela vaut aussi pour la traduction. C’est pourquoi l’on doit lire son texte « Qu’est-ce qu’une traduction  »relevante » ? » sur deux niveaux apparentés, en se demandant simultanément ce qu’il fait et ce qu’il dit, comment il traduit et ce qu’il a à dire sur la traduction en général et – plus ironiquement – ce qu’il a à dire sur ses propres traductions. C’est pourquoi son texte commence par un acte, un geste : « je traduis », dit-il, en l’occurrence : « je ne traduis pas cette phrase de Portia » (561). La question réflexive ne vient que dans un deuxième temps : « Comment oser parler de traduction devant vous […] ? » (561)

Résumons brièvement : il tient un discours interrogateur et auto-ironique sur la traduction et il traduit. Il parle de promesses, de pardons, de demandes et de prières dans la mesure où il promet, demande, prie et demande pardon. En suivant Derrida, j’aimerais pour ma part poser cette question : comment le performatif dépasse-t-il le constatif, comment l’acte de langage dépasse-t-il le compte rendu, comment le geste dépasse-t-il la déclaration ? Qu’est-ce qui est mis en scène par ces actes et ces gestes, qui ne peut pas être dit ? Quel rôle jouent les corps et les gestes corporels, dans ces actes mis en scène, parfois de manière muette, dans ces « dumbshow performances » shakespeariennes ?

Comme vous le savez, en anglais, « dumb » ne signifie pas seulement « idiot », mais aussi, et dans ce contexte surtout, « muet ». La question soulevée par Derrida tout au début de sa conférence de traducteur est donc la suivante : qu’est ce qui reste suspendu entre le parler et le taire ? Cette question, il la pose déjà dans son titre : « Qu’est-ce qu’une traduction « relevante » ? ». Il la pose dans un titre qui doit être compris comme une question ouverte, à laquelle on ne peut pas répondre. Comprise ainsi, la question reste elle-même suspendue. Comme question ouverte, elle ouvre aussi le temps et l’arrête. Autrement dit, la question – dans son indétermination – a une fonction performative. Elle introduit un autre temps, le temps d’un temps intermédiaire, celui du doute et de l’arrêt. À l’instar de Shéhérazade, elle reporte la fin, la décision, et la mort. Le temps reste ouvert pour le même temps que la conférence de Derrida, il est maintenu ouvert par sa conférence même. C’est pourquoi le temps revient tout à la fin, dans les derniers mots de la conférence, comme thème, comme performance, et comme performance du thème : « Merci pour le temps que vous m’avez donné, pardon, mercy, pardon pour celui que je vous ai pris. » (575). À première vue, cela sonne comme une tournure toute faite. La juxtaposition des deux verbes « donner » et « prendre » semble souligner une réciprocité, celle d’un commerce loyal, d’un échange équitable. Mais la symétrie de cet équilibre, précisément, exprime une indécision de la chose, un état ouvert de la question, et un temps dans lequel tout reste ouvert. Les échanges restent ouverts. Le marchand de Venise ne parvient pas à sa conclusion. Les interventions de Derrida laissent la pièce ouverte, elles y insèrent d’autres actes et entractes. Ces actes sont avant tout liés aux actes de langage de la fin, si rapides et exprimés en plusieurs langues : merci, pardon, mercy (une demande de grâce), pardon (une présentation d’excuse). Alternant entre le français et l’anglais, l’accent se déplace toujours davantage vers l’espace interlinguistique de la traduction. À la fin, l’on n’est pas certain de la langue à laquelle appartiennent les mots homonymes – merci, mercy, pardon, pardon –, de même que le mot du titre « relevante », qui apparaît entre guillemets et reste toujours suspendu dans l’interlinguistique.

En s’attardant dans l’interliguistique, Derrida laisse respirer la pièce shakespearienne qui, pour sa part, prend trop vite des décisions à l’instar de celle de Portia, « Then must the Jew be merciful » qui, d’emblée, impose des conversions et aboutit rapidement à une fin tragique. Par ses interventions, qui questionnent tant de choses tout en les laissant indéterminées, il enclenche une pause respiratoire.

Les pauses ne s’ouvrent pas seulement dans sa lecture de Shakespeare, sur laquelle nous reviendrons, mais aussi dans son propre discours parfois amené vers l’interruption et le bégaiement. À cet égard se pose la question du type d’acte de langage que pourrait être le bégaiement. Suspendu entre la parole et le silence, peut-il somme toute être considéré comme un acte de langage ? Le bégaiement est-il un acte de langage, ou plutôt un acte de parole manqué, un acte manqué, comme dirait Freud ? Comme tel, c’est-à-dire considéré comme un acte de langage inconscient, le bégaiement semble agir quelque chose qui ne peut pas arriver jusqu’au langage. Même si Derrida ne va pas jusqu’à bégayer, il s’intéresse beaucoup au phénomène. Comment comprendre autrement l’insistance avec laquelle il répète des sons initiaux tels que « tr » et « mer » ? Pourquoi forme-t-il des chaînes de consonances initiales tels que « travaille », « travels », « travails », « trouvaille » (574), ou encore « merci », « merchant », « merces », « marché », « marche », « merchandise », « mercenariat » (568) ? Ces chaînes, toujours plus longues, ont non seulement quelque chose à faire avec le bégaiement, mais aussi avec la figure rhétorique de l’anaphore. En procédant anaphoriquement, Derrida agit le vœu non dit – ou précisément la compulsion – de toujours en rester au début, toujours recommencer, ne plus se mouvoir de là où quelque chose croche.

Déjà dans le titre, pour ainsi dire avant le début, quelque chose semble crocher. Cet accrochage apparaît avant tout comme un geste tu, à l’instar des guillemets enserrant le mot « relevante », comme si l’on ne savait pas d’emblée comment ce mot doit être prononcé, s’il doit être considéré comme un mot français ou anglais, s’il est une vraie citation, ou n’est entendu qu’ironiquement.

« Constamment rester au début » signifie ne pas dépasser le titre, s’attarder toujours davantage sur la question ouverte qu’il pose. D’une part, est énoncée la question de la langue à laquelle appartient le mot « relevante ». Est-il anglais, français, ou, comme Derrida le souligne, un mot qui reste suspendu de manière indéterminée entre les deux, un mot qui vient de l’anglais, mais n’a pas encore atteint le français, n’a pas encore été reconnu officiellement par les académies, les dictionnaires et autres institutions linguistiques compétentes ? En tant qu’adjectif, il se forme sur le participe présent du verbe « relever », qui joue un si grand rôle dans le texte. En tant que participe présent, il désigne un acte encore suspendu, non encore achevé, qui, comme la traduction, s’attarde encore dans l’espace interlinguistique, et étend cet espace même.

Que Derrida procède de manière si hésitante atteste, d’autre part, de la force du vent qui souffle contre lui. Il s’agit du vent de la Aufhebung hégélienne – ou de la « relève », comme le traduit Derrida – et des pratiques de traduction qui lui sont associées. Vers la fin de sa conférence, il aborde clairement cette relation. Cette fois, son point de départ est le texte sur la traduction de Walter Benjamin, notamment les mots Fortleben (survivance) et Überleben (survie)[1] qu’il utilise quand il parle de « la survie du corps de l’original » et de la « vie par-delà la mort ». Je cite Derrida :

N’est-ce pas ce que fait une traduction ? Est-ce qu’elle n’assure pas ces deux survies en perdant la chair au cours d’une opération de change ? En élevant le signifiant vers son sens ou sa valeur, mais tout en gardant la mémoire endeuillée et endettée du corps singulier, du corps premier, du corps unique qu’elle élève et sauve et relève ainsi ? Comme il s’agit d’un travail, voire, nous le disions, d’un travail du négatif, cette relevance est un travail du deuil… La mesure de la relève ou de la relevance, le prix d’une traduction, c’est toujours ce qu’on appelle le sens, voire la valeur, la garde, la vérité comme garde (Wahrheit, bewahren) ou la valeur du sens, à savoir ce qui, se libérant du corps, s’élève au-dessus de lui, l’intériorise, le spiritualise, le garde en mémoire. Mémoire fidèle et endeuillée. On n’a même pas à dire que la traduction garde la valeur du sens ou doit y relever le corps : le concept même, la valeur du sens, le sens du sens, la valeur de la valeur gardée naît de l’expérience endeuillée de la traduction, de sa possibilité même. (574-5)

Il est impossible de simplement opposer quelque chose contre cette opération d’élévation endeuillée qui conserve en relevant, impossible de simplement s’extraire d’elle. Que Derrida s’exprime parfois de façon si étonnamment générale – par exemple lorsqu’il dit : « Cela paraît vrai de la loi de la traduction en général » (567) – témoigne surtout de la diffusion massive de la logique hégélienne de la Aufhebung, ainsi que de son caractère systématique, donc difficilement identifiable.

D’une part, les tentatives de Derrida montrent, en cherchant à traduire différents concepts et domaines en apparence très éloignés par le même mot « relève », que ces derniers ont structurellement beaucoup en commun. D’autre part, en en restant toujours au même mot, il effectue une sorte de résistance intérieure. Même si les structures de pouvoir massivement répandues restent intactes, il semble que quelque chose est à l’œuvre en leur sein, qui les déplace secrètement, quasi silencieusement et de manière insistante, comme un bégaiement. Derrida tente d’élaborer cette résistance intérieure, cette résistance de l’opération hégélienne contre elle-même. Il est bien connu que cette opération est contradictoire en soi. C’est justement pour cette raison que le terme clé, et pour ainsi dire le moteur de cette opération – le mot allemand Aufhebung –, était considéré pendant des années comme intraduisible.

En posant la question « Qu’est-ce qu’une traduction « relevante » ? », Derrida pense à sa propre traduction de ce mot par « relève ». Contrairement au mot « relevante », qui n’est pas encore officiellement accepté en français, sa traduction du mot « Aufhebung » comme « relève » s’est déjà imposée – en quelque sorte étonnamment – en français, comme en d’autres langues. En bref, sa traduction de ce mot, notoirement intraduisible, s’est avérée « relevante », et cela le gêne. C’est cette gêne, justement, qui le pousse à poursuivre sa réflexion sur la traduction en général, et sur la traduction de ce mot « Aufhebung » en particulier, à toujours la remettre en question. Cette question, il la pose déjà dans le titre, pour y répondre, de la façon la plus simple, la plus « relevante », dans ce qui suit :

Qu’est-ce qu’une traduction « relevante » ? Eh bien, ce qui touche juste, ce qui paraît pertinent, à propos, bien venu, approprié, opportun, justifié, bien accordé ou ajusté, venant adéquatement là où on l’attend – ou correspondant comme il le faut à l’objet auquel se rapporte le geste dit « relevante », le discours relevant, la proposition relevante, la décision relevante, la traduction relevante. Une traduction relevante serait donc, tout simplement, une « bonne » traduction, une traduction qui fait ce qu’on attend d’elle, en somme, une version qui s’acquitte de sa mission, honore sa dette et fait son travail ou son devoir en inscrivant dans la langue d’arrivée l’équivalent le plus relevant d’un original, le langage le plus juste, approprié, pertinent, adéquat, opportun, aigu, univoque, idiomatique, etc. Le plus possible, et ce superlatif nous met sur la voie d’une « économie » avec laquelle nous devrons compter. (563)

Comme dit précédemment, le fait que sa traduction du mot « Aufhebung » comme « relève » s’est avérée « une bonne traduction » le gêne. Cela l’irrite, l’agace, l’énerve, le déstabilise et, d’une certaine manière, le fascine. Il est, d’autre part, gêné par le rattachement de la traduction considérée comme « relevante » à une certaine « économie » de l’appropriation, du succès, de la validité, de la restitution adéquate, de l’acquittement de dettes, et du « le plus possible », comme il dit. Considérée comme telle, la traduction ne va pas assez loin. Elle n’est pas à la hauteur du défi que toujours pose la traduction. Elle se détourne de l’expérience que doit être la traduction, « l’expérience de l’impossible ». Une traduction « relevante », une traduction qui se satisfait du « le plus possible », évite « l’épreuve de l’expérience » que doit être chaque expérimentation de traduction comme « expérience de l’impossible ». « Parler, enseigner, écrire », souligne Derrida, « je sais que cela n’a de sens à mes yeux que dans l’épreuve de la traduction, à travers une expérience que je ne distinguerai jamais d’une expérimentation. » (561).

S’il existe une éthique de la traduction, elle consiste alors en l’expérience de l’impossible, de l’intraduisible. Partant, il s’agit moins de déterminer si une expression s’avère bonne ou mauvaise, « relevante » ou « non relevante », moins de ce qui est exprimé, que de ce qui reste littéralement dans la bouche. Et ce qui reste dans la bouche, reste en quelque sorte coincé. Ça bégaie et balbutie, suspendu entre parler et se taire.

De ce point de vue, il est significatif que Derrida porte une attention toute particulière à la cavité buccale. Non seulement il parle, dans l’un des passages les plus sensuels de sa conférence, d’une langue qui lèche, mais aussi de repas, de goût, de la manière de préparer un repas pour lui donner plus de saveur. Dans ce contexte, il ne s’agit évidemment pas uniquement d’épices et d’assaisonnement, mais aussi, et surtout, de miséricorde, de justice, et de la question de savoir comment traduire la phrase clé du Marchand de Venise : « when mercy seasons justice ». C’est justement ici que Derrida remet en jeu la question affine de la traduction du mot « Aufhebung » comme « relève », et continue à la questionner.

Avant d’en arriver à ce passage gourmand, à ce « plat de résistance » théâtral, comme le décrit Derrida, attardons-nous tout d’abord sur la cavité buccale, sur ce qui reste coincé en elle, sur cette langue qui en sort et qui lèche. Tout au début de sa conférence, Derrida dit à propos du mot « mot » :

Qu’il s’agisse de grammaire ou de lexique, le mot – car le mot sera mon sujet –, il ne m’intéresse, je crois pouvoir le dire, je ne l’aime, c’est le mot, que dans le corps de sa singularité idiomatique, c’est-à-dire là où une passion de traduction vient le lécher – comme peut lécher une flamme ou une langue amoureuse : en s’approchant d’aussi près que possible pour renoncer au dernier moment à menacer ou à réduire, à consumer ou à consommer, en laissant l’autre corps intact mais non sans avoir, sur le bord même de ce renoncement ou de ce retrait, fait paraître l’autre, non sans avoir éveillé ou animé le désir de l’idiome, du corps original de l’autre, dans la lumière de la flamme ou selon la caresse d’une langue. Je ne sais comment, en combien de langues, vous traduirez ce mot, lécher, quand on veut lui faire dire qu’une langue en lèche une autre, comme une flamme ou une caresse. (561)

« Je n’aime le mot que dans le corps de sa singularité idiomatique », assure Derrida. Ici, il n’en va pas seulement du corps, mais aussi et surtout, de parties du corps, de langues qui lèchent, comme des flammes. Il me semble important de le souligner – en particulier dans le contexte du Marchand de Venise et de son fameux « pound of flesh » (la livre de chair) – parce qu’il s’agit d’abord de la singularité idiomatique d’un corps, un corps qui est autant celui d’un mot, que celui d’un homme. Grâce à la singularité idiomatique de la langue française, Derrida peut parler simultanément de la langue comme système et de la langue comme partie du corps. Il ne s’agit pas ici seulement d’une connexion qui, en comparaison de l’allemand et de l’anglais, ne peut être établie qu’en français, mais aussi de se demander comment les corps sont linguistiquement cultivés, occupés et organisés.

Derrida traite de cette question en profondeur dans sa monographie Schibboleth : pour Paul Celan. Comme le titre l’indique déjà, il n’y est pas uniquement question de savoir linguistique, mais aussi de savoir-faire langagier et d’expression langagière. Il existe, par exemple, certaines voyelles que des corps humains éduqués linguistiquement ne peuvent pas prononcer, même si l’on sait comment elles doivent être prononcées. D’une certaine manière, il est question ici, non seulement de la langue comme objet scientifique, mais aussi de la langue comme acte. Le désir entre en jeu comme corps occupé linguistiquement, et comme acte langagier exprimé corporellement.

Partant, il s’agit du désir de l’idiome, qui ne s’éveille et vient à la vie que par un lèchement et une caresse déterminés. Ce lèchement est simultanément celui d’une langue humaine, et celui d’une flamme brûlante. Ils lèchent à deux, comme un couple d’amoureux, ils se lèchent et se caressent. D’une part, la flamme illumine le désir déjà enflammé de la langue, d’autre part, la langue attise la flamme déjà rayonnante vers une braise toujours plus ardente. De cette manière idiomatique, flamme et langue se lèchent et se caressent. Leur désir réciproque n’est porté que par la langue, une langue qui est elle-même affectée dans sa singularité idiomatique.

Autrement dit, le désir se meut simultanément dans différentes directions. Langue, corps et feu se touchent, sans qu’aucun d’eux jamais ne soit « consumé ou consommé » par l’autre (561), résumé ou intégré. Et cela, en opposition au mouvement de « la relève » qui est toujours, selon Derrida, un mouvement d’intériorisation, de « mémoire intériorisante », de « spiritualisation sublimante », un processus relevant, une élévation réflexive. En tant que telle, la relève hégélienne cherche toujours à consommer, résumer, et intégrer.

Puisque la langue système, la langue organe et la flamme se touchent, elles se parlent, et parlent à tort et à travers. Leur désir réciproque n’est jamais exprimé clairement. Si ce désir est verbalisé, il l’est alors plutôt comme un babillage, comme un mot qui reste dans la bouche. Plus l’acte de parole et l’expression langagière deviennent problématiques, plus l’attention se déplace vers la cavité buccale. Il ne s’agit alors plus, ou plus seulement, de la considérer comme organe de la parole ; cette ouverture corporelle se transforme en un lieu où parler, manger et goûter se rencontrent, où la question de la Aufhebung et de sa traduction française par « relève » se pose à nouveau, et d’une autre manière.

Quand Derrida y revient et traduit à nouveau un mot étranger par le verbe français « relever », l’accent se déplace d’une traduction qui s’est avérée comme « relevante » vers l’intraduisible, l’impossibilité, et une certaine « non relevance ». Il s’agit dans ce contexte de la traduction de la phrase : « when mercy seasons justice ». Considérant la phrase comme le « plat de résistance » (571) de la pièce de Shakespeare, mais aussi de sa propre intervention, Derrida souligne non seulement l’aspect culinaire, mais aussi une forme de résistance. Pour cette « résistance », il rassemble différentes forces, avant tout les ressources encore non mobilisées du mot « relever » lui-même. S’agissant ici de « relever » comme traduction de mots allemands et anglais, sont considérées aussi des tournures comme « relever la garde » (573) – qui traduit dans le sens militaire l’expression anglaise « to relieve » et l’expression allemande « ablösen » – ou des expressions idiomatiques comme « relever un défi ». À ce propos, Derrida parle même d’une traduction qui n’en est plus une : « une traduction [qui] ne va pas relever […] de ce qu’on appelle couramment une traduction, une traduction relevante » (572). Finalement, et surtout, il est question du verbe « relever » comme traduction de l’anglais « to season ». « Voici maintenant le plat de résistance », dit Derrida, « j’en ai laissé le goût plus relevé pour la fin. » (570)

Sa traduction du verbe « to season » comme « relève » est osée, si audacieuse qu’elle ne correspond plus à ce qu’on appelle aujourd’hui une traduction, si téméraire, que Derrida se voit forcé de la justifier de trois manières différentes. Les justifications sont longues et compliquées, j’espère que nous aurons le temps, pendant ce workshop, de les discuter en profondeur. Pour l’instant, je laisserai ces justifications spécifiques de côté pour parler des approches générales de Derrida, et de la manière dont elles dévient du concept courant de la traduction.

Il assure ensuite que la traduction proposée :

[…] ne sera pas […] une « vraie » traduction, surtout pas une traduction relevante. Elle ne répondra pas au nom de « traduction ». Elle ne rendra pas, elle ne s’acquittera pas, elle ne restituera pas tout, elle ne paiera pas toute sa dette, et d’abord à un concept supposé, à une identité de sens alléguée du mot « traduction ». Elle ne va pas relever […] de ce qu’on appelle couramment une traduction, une traduction relevante. (572)

On voit déjà la direction que prend sa résistance, ce contre quoi il résiste, pourquoi il a choisi cette pièce, et pourquoi il se concentre précisément sur ce passage. Il est clair que la traduction est un acte de langage, un acte qui non seulement diverge du concept courant de traduction, mais encore le déplace. Dans ce sens, sa traduction n’est pas une restitution. Elle ne rend pas, ne redonne pas ce qui était déjà : « elle ne restituera pas tout ». Dans ce sens, la traduction n’est plus une transaction, un échange équitable, elle ne rend rien. Nous voici évidemment dans les thèmes de la pièce de Shakespeare, où il est question de dettes et de leur possible, voire impossible acquittement. Il est moins question ici de commerce, d’échange, de remboursement, que de « donner et pardonner », de « mercy », de « miséricorde », de « grâce », de ces actes langagiers qui agissent quelque chose, d’actes langagiers manqués qui mènent à l’erreur.

Autrement dit, il est question ici d’une autre économie de la traduction, dans laquelle le don n’est pas forcément une restitution. La traduction de Derrida de la phrase « when mercy seasons justice » comme « quand le pardon relève la justice » (572) est un don de cet ordre, si l’on veut, un pardon. Ce don ne restitue pas, parce que ce qui est traduit n’a jamais donné avant, et n’a jamais été identique à lui-même. C’est justement pour cette raison que la traduction du mot « seasons » peut valoir comme une allégorie de la traduction en général, une allégorie du déplacement de cet acte et de sa réinterprétation comme don. En portant une emphase particulière sur le verbe « donner », Derrida justifie son interprétation du mot « seasons » comme « relève » :

Relever a d’abord le sens ici connoté de la cuisine, comme assaisonner. Il s’agit de donner du goût, un autre goût qui se marie au premier goût perdu, restant le même tout en l’altérant, en le changeant, en lui enlevant sans doute quelque chose de son goût natif, originaire, idiomatique, mais en lui donnant aussi, et par là même, plus de goût, en cultivant son goût naturel, en lui donnant encore plus le goût de son goût ; de sa saveur propre et naturelle; c’est ce qu’on appelle « relever » en cuisine française. (572)

« Relever » signifie « donner du goût », mais d’une manière spécifique. Derrida montre, dans sa propre pratique de la traduction, ce qui est relevé, et surtout de quelle manière c’est relevé. En ce qu’il traduit en français le mot anglais « seasons » par « relève », il fait avec le mot anglais exactement ce que « relever » fait avec le goût. Il le relève. Mais en cela se pose justement la question : de quel genre de don et pardon s’agit-il dans cette « relève » ? Comment, précisément, donne-t-il goût ? Quel saveur a-t-il ? Comment est-ce que le goût qu’il donne reste en bouche ? Comment se laisse-t-il savourer ? Quel goût la langue a-t-elle en bouche dans son intraduisibilité, son impossibilité, son indigestion, dit brièvement, dans son impossibilité d’être relevée ? Il existe, pour ainsi dire, « la relève » et « la relève », et la différence entre les deux, s’il y en a une, réside dans la manière de comprendre « donner », non seulement de le comprendre, mais surtout de le déplacer, de le mettre en scène et de l’agir différemment.

Si la phrase « donner du goût » peut se rapporter à la traduction, nous avons affaire avec un rapport réciproque entre le texte source et le texte cible. Car « donner du goût » dans le sens de « relever » signifie, premièrement, remplacer quelque chose de manière complémentaire : « un autre goût se marie au premier goût perdu » ; deuxièmement, laisser subsister quelque chose de modifié : « le premier goût, même perdu, reste le même, tout en l’altérant, en le changeant » ; troisièmement, enlever quelque chose d’inné, d’originel, d’idiomatique, en ajoutant quelque chose de nouveau qui le rend plus goûteux : « en lui enlevant sans doute quelque chose de son goût natif, originaire, idiomatique, mais en lui donnant aussi, et par la même, plus de goût » ; quatrièmement, laisser quelque chose tel qu’il était, en ne lui ajoutant que ce qu’il a déjà : « en cultivant son goût naturel, en lui donnant encore plus le goût de son goût ; de sa saveur propre et naturelle. » (572)

« That’s quite a mouthful », comme l’on dit en anglais. Si l’on réunit les lectures de ces différentes conceptions du rapport entre texte source et texte cible, assaisonnement et assaisonné, traduction et texte traduit – et ils doivent être lus ensemble – cela sonne comme la logique du chaudron chez Freud : « Le chaudron que je te rapporte est intact, de plus, les trous étaient déjà là quand je te l’ai emprunté, et d’ailleurs tu ne m’as jamais prêté de chaudron ». Chacune des justifications exclut les autres et, pour cela, elles sont contradictoires et absurdes réunies. Mais, selon Freud, cette absurdité est justement la « logique » de l’inconscient et, pourrait-on penser, celle aussi du concept de traduction agi par Derrida.

Rencontre Penser en langues – In Sprachen denken, Cerisy 2017


 

Ouvrages cités

Derrida, Jacques. « Spéculer sur Freud », in La Carte Postale : de Socrate à Freud et au-delà. Paris: Flammarion, 1980.

Derrida, Jacques. Schibboleth : pour Paul Celan. Paris: Galilée, 1986.

Derrida, Jacques. « Qu’est-ce qu’une traduction  »relevante » ? » Cahiers de l’Herne. Paris: Éditions de l’Herne, 2004, p. 561-576.

Lamy, Laurent, et Alexis Nouss. « L’abandon du traducteur : Prolégomènes à la traduction des  »Tableaux parisiens » de Charles Baudelaire. » TTR : traduction, terminologie, rédaction 10.2 (2e semestre 1997): 13-69.


 

[1]           La traduction de ces deux termes est reprise de Laurent Lamy et Alexis Nouss : voir leur article cité dans la bibliographie.

 

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