« Réception et traduction. Merleau-Ponty, lecteur de Max Weber et Georg Lukács »

La réception d’un penseur dans une aire linguistique étrangère ne s’effectue pas toujours par le biais de la traduction – en tout cas pas par le biais d’une traduction explicite et suivie. On peut même dire que, très souvent, la décision éditoriale de traduire un auteur étranger n’intervient qu’à la suite d’un certain nombre d’opérations textuelles qui certes font intervenir la traduction, mais jouent beaucoup plus librement avec le texte d’origine que ne le ferait une « vraie » traduction. Les articles, les comptes rendus, les ouvrages dits secondaires opèrent en amont un premier tri, en fonction de présupposés et d’intérêts largement étrangers au contexte d’origine – d’autant plus que la réception est plus tardive. Quand ensuite les traductions stricto sensu prennent le relais, la diffraction qu’elles opèrent à leur tour vient se superposer à ces premières lectures, créant des interférences dont il importe de prendre la mesure.

Je m’intéresse ici à une constellation remarquable, où tous ces traits sont encore renforcés par le fait que ce sont deux références étrangères emboîtées – on pourrait presque dire trois, on verra pourquoi – qui, en l’occurrence, se trouvent mobilisées dans l’œuvre d’un philosophe français, porteur d’une pensée originale. Au lendemain de la Seconde guerre mondiale, Maurice Merleau-Ponty va en effet, à près de trente ans de distance, articuler un pan essentiel de son œuvre aux écrits de deux auteurs de langue allemande : Max Weber et Georg Lukács. Si l’on se rappelle de surcroît l’importance centrale que joua un autre Allemand, Edmund Husserl (et avec lui toute la phénoménologie de langue allemande), dans la construction de sa psychologie, on se persuadera sans peine que Merleau-Ponty est un « sujet » de choix pour étudier le rôle de la traduction au sens large dans le mouvement de la pensée philosophique.

On peut provisoirement hiérarchiser les deux relations mentionnées : il s’agit avant tout d’un épisode de la réception de l’œuvre de Max Weber en France. Cette réception n’est pas passée prioritairement par la traduction. Ce sont des intellectuels germanisants qui ont les premiers attiré l’attention du public français sur la pensée wébérienne. Après Maurice Halbwachs et Raymond Aron (La Sociologie allemande contemporaine ; Introduction à la philosophie de l’histoire), notamment, Maurice Merleau-Ponty mobilise Max Weber comme référence centrale d’une évolution philosophique personnelle, tendue entre l’existentialisme et le marxisme. Mais il semble que cette référence ne prenne tout son sens pour Merleau-Ponty qu’en relation avec la pensée du philosophe hongrois de langue allemande Georg Lukács (dont les œuvres n’étaient pas non plus traduites à cette époque), qui avait développé au début des années 1920 un marxisme teinté d’influences wébériennes. Merleau-Ponty savait par la lecture des souvenirs de Marianne Weber (Max Weber. Ein Lebensbild) que Weber et Lukács s’étaient connus à Heidelberg de 1912 à 1916, le jeune Hongrois fréquentant les séminaires privés du grand sociologue alors retiré de l’enseignement ; Merleau-Ponty ne semble pas toutefois soupçonner la complexité du rapport qui s’établit alors entre les deux penseurs. Il y a notamment des raisons de penser que l’influence ne s’est pas seulement exercée de l’aîné vers le plus jeune. En 1916, Lukács doit rentrer à Budapest pour s’acquitter de ses obligations militaires. Les deux hommes restent cependant en contact jusqu’en 1918, Max Weber soutenant les efforts de son ami pour obtenir son habilitation à Heidelberg, mais s’interrogeant régulièrement sur la véritable « vocation » (Beruf) de Lukács : « sociologue » ou « philosophe », « essayiste » ou « savant » (Correspondance de jeunesse 1908-1917) ? Si l’on ajoute que leur éloignement définitif s’opère avec la « conversion » de Lukács au marxisme fin 1918, c’est-à-dire avec son passage de la « science » à la « politique », on peut supposer que la référence à cette éminente figure intellectuelle joue un rôle non négligeable, notamment, dans les fameuses conférences de Max Weber de 1917 et 1919 « Wissenschaft als Beruf » et « Politik als Beruf » (souvent regroupées sous le titre commun Le Savant et le politique[1]).

Cette question, qui mériterait une étude spécifique[2], trouve son prolongement dans le dispositif mis en place par Merleau-Ponty, qui, d’une manière remarquable, renoue les liens entre les deux penseurs par-delà la mort de Weber (1920) en forgeant le concept d’un « marxisme wébérien », développé selon lui dans le premier ouvrage marxiste de Lukács, Geschichte und Klassenbewußtsein (Histoire et conscience de classe), publié en 1923.

 

  1. Les articles d’après-guerre

Je fais commencer la séquence chronologique en avril 1946, avec l’article publié par Maurice Merleau-Ponty sous le titre « L’existentialisme chez Hegel ». Le philosophe est à ce moment considéré comme l’un des chefs de file de l’« existentialisme » français, il a publié en 1945 Phénoménologie de la perception, qui s’impose avec L’Être et le néant de Jean-Paul Sartre, paru deux ans plus tôt, à la fois comme le discours de la méthode et le Credo de la nouvelle école. Il entreprend dans cet article de décerner un brevet d’existentialisme à Hegel, de le réconcilier en quelque sorte avec Kierkegaard, le propos général étant de revendiquer comme source de l’existentialisme tous les systèmes de pensée qui font une part à la subjectivité, à la conscience et à l’indétermination, autrement dit à la liberté, contre tout déterminisme logique. Dans cette perspective, Merleau-Ponty écrit :

[Pour Hegel, il] ne s’agit plus seulement, comme dans la Critique de la Raison pure théorique, de savoir à quelle condition l’expérience scientifique est possible, mais de savoir d’une façon générale comment est possible l’expérience morale, esthétique, religieuse, de décrire la situation fondamentale de l’homme en face du monde et en face d’autrui et de comprendre les religions, les morales, les œuvres d’art, les systèmes économiques et juridiques, comme autant de manières pour l’homme de fuir les difficultés de sa condition ou de leur faire face. Ici, l’expérience n’est plus seulement comme chez Kant notre contact tout contemplatif avec le monde sensible, le mot reprend la résonance tragique qu’il a dans le langage commun quand un homme parle de ce qu’il a vécu. (1326)

Ces phrases doivent retenir notre attention, dans la mesure où elle semblent bien faire écho à un passage de Max Weber à la fin de sa conférence de 1917 « Wissenschaft als Beruf ». Weber évoque ici l’impossibilité de fonder en raison la démarche de connaissance, le fait que toute vérité repose en dernière instance sur des choix injustifiables – et il mentionne dans ce contexte le nom de Lukács :

Mais toute théologie […] a pour présupposé que le monde doit avoir un sens – et la question qu’elle pose est la suivante : comment interpréter ce sens pour qu’il soit pensable ? Exactement comme la théorie de la connaissance de Kant part du présupposé selon lequel « il existe une vérité scientifique » et qu’« elle est valide », avant de se demander quelles conditions de pensée doivent être remplies pour qu’une telle vérité soit possible (et qu’elle ait un sens). Et exactement comme les spécialistes modernes de l’esthétique partent du présupposé selon lequel « il existe des œuvres d’art » (que ce présupposé soit explicite comme chez G. v. Lukács, ou qu’il reste à l’état implicite) avant de se demander comment cela est possible (et fait sens). (Weber, « La science, profession et vocation » 53 sq., traduction d’Isabelle Kalinowski légèrement modifiée)

Plus haut dans le texte, Weber faisait référence à Lukács sans le nommer : « Pour l’esthétique, il existe des œuvres d’art : c’est un donné. Elle cherche à expliquer à quelles conditions ce donné est soumis[3]. » (38)

Si l’on admet cette hypothèse d’une convergence entre les deux passages, alors on se trouve conduit à admettre que le rapprochement que Merleau-Ponty opérera plus tard entre Weber et le Lukács marxiste de 1923 s’adosse inconsciemment sur un rapprochement – en sens inverse – entre Weber et le Lukács prémarxiste de 1914. Pour faire valoir dans une perspective existentialiste l’authenticité du vécu (Erlebnis) contre la pensée de système et le pur rationalisme (qui dominait largement la philosophie française de l’entre-deux guerres), Merleau-Ponty mobilise (sans le nommer) un passage où Weber s’appuie sur le jeune Lukács pour marquer l’impossibilité de fonder en raison les choix essentiels de l’homme. Un indice supplémentaire nous est fourni par l’apparition du mot « tragique » dans le passage de Merleau-Ponty, associé d’une manière à vrai dire assez arbitraire à l’« expérience[4] » humaine. Le terme n’apparaît pas, pour autant que je sache, dans la conférence de Weber. Il est certes fortement suggéré par la description qui est donnée de la situation du savant dans le monde désenchanté, où les faits et les valeurs sont définitivement dissociés, où l’homme de savoir ne peut fonder ses choix moraux que sur un « sacrifice de l’intellect ». Cette vision tragique du monde, cette idée de l’incommunicabilité des sphères de l’existence humaine, constituaient un thème essentiel de la pensée de Lukács, depuis les premiers essais recueillis dans Die Seele und die Formen [L’Âme et les formes] (1911[5]). Elles ont certainement marqué le développement de Max Weber (toujours dans cette conférence de 1917) sur le « polythéisme » et le « combat des dieux ». Mais justement, Weber ne bascule pas du côté du « tragique » : face à cette situation, il en appelle au « courage viril » d’exister sans garantie sur le contenu ultime de l’existence. La conférence s’achève sur une référence à Goethe, et une note résolument non tragique : « Nous en tirerons la leçon qu’il ne suffit pas d’attendre et d’espérer mais qu’il faut faire autre chose : aller travailler et nous acquitter de l’“exigence du jour” – humaine aussi bien que professionnelle. Celle-là est toute simple, si chacun trouve le démon qui tient les fils de sa vie, et lui obéit. » (59)

Quelques mois plus tard, dans « Marxisme et philosophie », Merleau-Ponty va puiser explicitement dans Geschichte und Klassenbewußtsein pour repousser le positivisme de marxistes français tels que Pierre Naville ou Roger Garaudy. On retrouve ici la même préoccupation de fonder la philosophie comme un régime de discours ouvert à la condition humaine, dans l’effort constant de dire quelque chose à la fois du monde et de l’homme, de la nécessité et de la liberté. Les concepts caractéristiques de totalité, d’aliénation, de fétichisme et de Verdinglichung (traduit par « objectivation ») sont ici mobilisés pour dénoncer cette volonté de soumettre les actes des hommes à des « lois » calquées sur les lois de la nature[6]. À travers les catégories thématisées par Lukács, on assiste à une véritable tentative d’annexion de Marx par l’existentialisme : « Cette pensée concrète, que Marx appelle critique pour la distinguer de la philosophie spéculative, c’est ce que d’autres proposent sous le nom de philosophie existentielle[7]. » (161 sq.)

Cela ne va pas sans une profonde dilution du propos lukacsien (et marxien) – à une époque, rappelons-le, où le texte de Lukács n’était pas disponible en français. La catégorie marxienne de la totalité, renvoyant à l’unité concrète des conditions de production d’une société donnée, devient « la totalité de la praxis humaine » ; le primat méthodologique de cette catégorie, déterminant les parties qui la constituent[8], est aménagé de manière à pouvoir accueillir la multiplicité des « situations » particulières ; et surtout, le rôle du prolétariat comme condition de possibilité de cette réinscription de la connaissance dans une expérience vécue est totalement gommée au profit de la catégorie husserlienne de l’intersubjectivité. Ces deux articles, écrits à quelques mois d’intervalle, mettent en lumière l’une des sources de l’existentialisme merleau-pontien, Weber et Lukács étant sollicités – à des titres divers, le premier implicitement et, semble-t-il, sur le mode du déchirement tragique, le second explicitement sur le mode de la synthèse dialectique abstraite – pour valider le projet d’une pensée immanente au monde, définitivement immunisée contre les séductions des vérités dernières[9].

 

  1. Les Rencontres de Genève

En cette même année 1946, Lukács – le Lukács vivant, contemporain de Merleau-Ponty – est invité aux premières Rencontres internationales de Genève sur le thème de « l’Esprit européen ». Il est à ce moment-là le plus prestigieux et le plus « européen », en effet, des philosophes marxistes vivant dans le bloc soviétique. Du côté allemand, on convie l’existentialiste Karl Jaspers (qui avait lui aussi été un familier de Max Weber à Heidelberg) et un groupe de penseurs aussi divers que Julien Benda, Georges Bernanos ou Denis de Rougemont. Maurice Merleau-Ponty, Raymond Aron, Lucien Goldmann sont dans l’assistance et se manifesteront au cours des débats. L’intervention de Lukács (qui porte le titre très wébérien « Aristokratische und demokratische Weltanschauung[10] ») est axée sur la dénonciation d’une pensée bourgeoise, abstraite et individuelle, fondamentalement anti-démocratique, qui serait partiellement responsable de la catastrophe nazie. De ce repli sur soi, l’existentialisme serait l’expression la plus manifeste, et Lukács ne ménage pas ses attaques contre cette orientation philosophique. Il évoque aussi Weber dans ce contexte :

Ce stade [des sciences sociales modernes] va de pair, chez les représentants honnêtes de la pensée libérale, avec une profonde résignation. Le sociologue le plus important de cette période, Max Weber, lutta sa vie durant pour la démocratisation de l’Allemagne wilhelminienne. Mais il le faisait dans l’idée que cela permettrait l’instauration d’un système « techniquement » un peu plus efficace que le précédent, sans croire un instant à un véritable revirement du peuple allemand, ce qui compte tenu de ses prémisses intellectuelles n’était qu’une façon de reconnaître avec honnêteté la situation telle qu’elle se présentait à lui. (L’Esprit européen 208, traduction modifiée)

Les « libéraux honnêtes » comme Max Weber désirent abstraitement l’égalité et la liberté de tous, mais ils n’y croient pas. Entre l’idéal et la réalité s’ouvre un gouffre infranchissable, et les valeurs ne peuvent plus donner sens, dans le meilleur des cas, qu’à l’expérience individuelle, jamais à une réalité collective. La seule attitude possible, dès lors, est celle d’une résistance symbolique du Kulturmensch. « De L’Impuissance de la raison de Scheler à Valéry, on voit apparaître la conception d’un résistance héroïque solitaire, d’une mort héroïque pour une cause perdue ; on défend des idéaux dont on sait pertinemment qu’ils ne sont reliés à aucune réalité sociale concrète et qu’ils ne peuvent pas l’être. » (213) Derrière l’effort d’analyse scientifique de la réalité sociale, se profile la posture héroïque et désespérée de penseurs qui s’identifient à un monde historiquement dépassé et ne peuvent que « capituler devant le mal ».

Un débat s’instaure alors entre Lukács et Jaspers, dans lequel, paradoxalement, Merleau-Ponty interviendra pour défendre contre Jaspers le concept marxiste de « totalité », à nouveau infléchi dans un sens existentialiste. À aucun moment, le Français ne semble s’identifier aux philosophies libérales dénoncées par Lukács, et il valide implicitement l’un des arguments centraux de la critique lukacsienne, en réduisant le « mal-être » existentialiste à une situation historiquement déterminée par le mode de production capitaliste. Il se montre même, si j’ose dire, « plus royaliste que le roi » en s’interrogeant sur la possibilité d’une alliance, évoquée par Lukács, du marxisme avec le libéralisme bourgeois dans la lutte contre le fascisme.

Dans cette rencontre, Merleau-Ponty semble vouloir maintenir un maximum de points de contact entre l’analyse marxiste trouvée dans Histoire et conscience de classe, et son propre projet existentialiste. Le terme de « perspective » (314) lui apparaît comme l’un des termes autour desquels le « subjectivisme » existentialiste et l’« objectivisme » marxien pourraient se retrouver. Il s’aventure encore davantage quand il identifie la « totalité » marxienne à l’« incarnation », c’est-à-dire à la réalité d’une conscience matérialisée dans le monde, et par ce biais reliée simultanément à « tous les plans » du monde. Il se laisse en revanche arracher le terme de « tragédie », que Lukács réinscrit dans une philosophie hégélienne de l’histoire, et rend ainsi inutilisable pour l’existentialisme :

Au contraire, Hegel montre l’évolution, l’accomplissement, la prise de conscience et l’affirmation de la raison dans l’histoire, par l’histoire. Et d’autre part, les contradictions de la vie, élevées jusqu’au niveau de la tragédie, apparaissent comme véhicules et manifestations suprêmes de la raison elle-même. Ceci est particulièrement visible dans les rapports entre l’individu et l’espèce. Mais les peuples et les nations sont également des individus à cet égard. La tragédie apparaît comme la forme de réalisation concrète la plus élevée que puisse atteindre la raison. (223 sq.)

 

  1. Humanisme et terreur

C’est pourtant cette catégorie de la tragédie qui va servir à Merleau-Ponty, quelques mois plus tard, pour définir sa position par rapport à l’URSS dans Humanisme et terreur[11]. La thématique qui avait été soigneusement éludée à Genève, à savoir la nature totalitaire de l’Union soviétique, se trouve ici abordée de front : l’existence d’un Parti autocratique découplé de la classe ouvrière et de la société en général, l’arbitraire du pouvoir, révélé par les procès de Moscou dans les années 1930, la marginalisation du prolétariat au profit d’une bureaucratie privilégiée, le calcul politique cynique, l’établissement d’un capitalisme d’État, une rhétorique de la relativité historique qui finit par ne plus se distinguer d’un pur irrationalisme, l’absence de liberté et la pratique de l’autocritique de commande[12] sont explicitement identifiés. Aux yeux de Merleau-Ponty, néanmoins, aucun de ces traits ne constitue à cette époque une objection rédhibitoire, chacun peut effectivement être l’effet d’une nécessité historique, même si leur accumulation finit par attester le divorce d’avec un projet marxiste défini essentiellement par « l’identité du subjectif et de l’objectif » (« Humanisme et terreur », Œuvres 303), le mouvement spontané des masses, la praxis, le postulat d’une raison dans l’histoire, la totalité – toutes catégories directement empruntées à Histoire et conscience de classe.

Dans son interprétation, le philosophe mobilise différentes échelles d’analyse. L’arrière-plan est celui de la condition humaine dans sa plus grande généralité métaphysique :

On veut oublier un problème que l’Europe soupçonne depuis les Grecs : la condition humaine ne serait-elle pas de telle sorte qu’il n’y ait pas de bonne solution ? Toute action ne nous engage-t-elle pas dans un jeu que nous ne pouvons entièrement contrôler ? N’y a-t-il pas un maléfice de la vie à plusieurs ? (201)

Il y a de l’imprévisible. Voilà la tragédie[13]. (198)

Sur cette toile de fond, l’activité politique semble concentrer les contradictions, et donc les dilemmes tragiques de la condition humaine. Montaigne est sollicité, ainsi que Hegel :

Montaigne disait : « Le bien public requiert qu’on trahisse et qu’on mente et qu’on massacre. » […] Il faisait donc déjà de l’homme politique une conscience malheureuse. (201)

Tout individu, tout savant, tout acteur politique, est pris dans un conflit fondamental entre la fin et les moyens, entre les intentions idéales et les résultats réels, et c’est relativement à cette situation qu’il faut juger la politique communiste. Merleau-Ponty recourt explicitement à Max Weber pour illustrer cette conception : l’opposition bien connue entre une « éthique de la responsabilité » (Verantwortungsethik) et une « éthique de la conviction » (Gesinnungsethik) lui semble résumer cette opacité fondamentale de l’action humaine. Son interprétation est du reste très discutable, puisqu’il l’utilise finalement dans le sens de l’indécidabilité et de l’agnosticime. Entre les deux éthiques, dit-il, « Weber refuse de choisir. […] Il critique bien le réalisme politique, qui souvent choisit trop tôt pour s’épargner des efforts, mais il critique aussi la morale de la foi et le Hier stehe ich, ich kann nicht anders par lequel il résout le dilemme quand il se présente inéluctablement est une formule héroïque qui ne garantit à l’homme ni l’efficacité de son action, ni même l’approbation des autres et de soi-même. » (212 sq.) Or Weber me semble dire tout autre chose dans sa conférence de janvier 1919, « Politik als Beruf ». Dans ce contexte révolutionnaire, au moment où il voit certains de ses élèves happés par la force d’attraction du communisme, il dirige d’abord et essentiellement sa critique contre l’« excitation stérile » des partisans de l’éthique de la conviction, qui croient qu’il suffit pour bien agir de garder les yeux braqués sur des fins désirables, et rejettent sur d’autres (ou sur l’inertie du monde) la responsabilité de l’échec. Une politique ainsi conçue débouche inéluctablement sur la Terreur. Weber, quant à lui, revendique clairement une « éthique de la responsabilité », qui se donne des fins limitées et relatives. Mais ce prosaïsme nécessaire, dit Weber, ne doit pas éteindre complètement la flamme de l’idéal :

Il est extrêmement bouleversant d’entendre un homme mûr […] qui agit selon l’éthique de la responsabilité, dire à un moment quelconque : « Hier stehe ich, ich kann nicht anders ». […] Dans cette mesure l’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité ne sont pas des contraires absolus, mais elles se complètent l’une l’autre, et c’est ensemble seulement qu’elles constituent l’homme authentique, celui qui peut avoir la « vocation pour la politique ». (Le Savant et le politique. Trad. Catherine Colliot-Thélène. 204 sq.)

L’éthique de la responsabilité est prioritaire pour Max Weber. L’éthique de la conviction peut et doit venir la compléter quand, au-delà de la sobre gestion du quotidien, un point de principe se trouve mis en jeu. Mais le plus souvent, la « conviction » se trouve remplacée chez l’homme politique par le courage « viril » de faire le deuil de ses grandes espérances. Ici encore, Weber clôt sa conférence par la nécessité d’affronter les « tâches du jour ». Derrière la référence explicite et la filiation revendiquée, c’est une différence significative de ton et de propos qui se dessine entre les deux auteurs.

On retrouve ce trait plus loin dans le texte, quand Merleau-Ponty reprend le topos de la « maturité », pour revendiquer en un sens très peu wébérien (Weber a une conception plus luthérienne du Beruf) une sorte de droit à l’erreur et à une approche progressive de la vérité : « On aime un homme qui change parce qu’il mûrit et comprend aujourd’hui plus de choses qu’il n’en comprenait hier » (Humanisme et terreur 324). Remarquons qu’en 1949, il appliquera cette idée à Lukács lui-même, pour justifier le principe de l’autocritique en régime soviétique.

Nous retiendrons deux choses : l’opposition wébérienne entre éthique de la conviction et éthique de la responsabilité se construit en réaction contre l’élan révolutionnaire de 1918, pour dénoncer l’amateurisme politique de toute une nouvelle génération de dirigeants. Lukács a rejoint le Parti communiste hongrois en décembre 1918 et occupera bientôt des fonctions de premier plan dans la République des Conseils proclamée en mars 1919. Le 28 janvier 1919, date à laquelle Max Weber donne sa conférence à Munich, le soulèvement spartakiste vient d’être réprimé à Berlin. Un mois plus tard, Kurt Eisner, ministre-président socialiste de la République de Bavière, sera assassiné, avant que l’écrivain Ernst Toller ne prenne la tête de l’éphémère République des Conseils de Bavière. C’est en référence à ce contexte que Weber prend date avec ses auditeurs « dans dix ans », pour voir ce qu’il restera de toute cette effervescence révolutionnaire. De son côté, il mène depuis novembre 1918 une réflexion sur la forme du nouvel État allemand qui exercera une influence déterminante sur les rédacteurs de la Constitution de Weimar promulguée en août 1919 : éthique de la responsabilité contre éthique de la conviction.

Merleau-Ponty reprend cette opposition dans une tout autre perspective, puisqu’elle lui sert à éclairer le caractère tragique de toute existence et, en particulier, de l’action révolutionnaire. Loin d’admettre ici la solution wébérienne, il cherche à dialectiser l’opposition sur un plan psychologique en renvoyant l’agir humain à une indécidabilité de fait[14]. Il fait ainsi dépendre le « sérieux » en politique de la conscience de cette « tragédie » de l’action humaine, là où Max Weber valorise la capacité spécifique de l’homme politique à associer « la passion, le sentiment de responsabilité et le coup d’œil. » (Le Savant et le politique 182)

 

  1. Les Aventures de la dialectique

Tout ce qui a été dit jusqu’à présent ne constitue qu’une sorte de prélude à la confrontation principale, qui se met en place près de dix ans plus tard, dans Les Aventures de la dialectique (publié en 1955). Weber, jusque-là, n’a été explicitement mobilisé par Merleau-Ponty que dans la préface de Humanisme et terreur, Lukács dans deux brefs articles sur le marxisme[15]. C’est l’ouvrage de 1955 qui va mettre en en perspective les deux penseurs – que rien, rappelons-le, n’associe dans la vague connaissance que le public français peut en avoir à cette époque – sur le plan de l’histoire des idées, et qui va leur accorder un rôle central dans la définition des propres positions de Merleau-Ponty en matière d’éthique et d’épistémologie. C’est aussi à ce moment-là que le philosophe tire des conclusions définitives quant à la nature du régime soviétique, qu’il clarifie son rapport au marxisme et au mouvement communiste. Rappelons qu’il a rompu en 1953 avec Jean-Paul Sartre, précisément sur ce point de l’engagement politique et du rapport au marxisme. Lukács, de son côté, a publié en 1951[16] Existentialismus oder Marxismus ?, une virulente critique de l’existentialisme, dans la droite ligne de son intervention de Genève, mais qui cette fois met directement en cause Sartre et Merleau-Ponty comme représentants de ce courant de pensée. Ce Lukács contemporain auquel Merleau-Ponty s’oppose (avec, il est vrai, une frappante retenue[17]) vient en quelque sorte dédoubler le « jeune » Lukács auquel il s’adosse.

Le premier chapitre des Aventures de la dialectique est consacré à Max Weber. Merleau-Ponty analyse cette fois la méthode du sociologue et ses présupposés épistémologiques, qu’il relie à son attitude éthico-politique, comme deux aspects d’une même posture philosophique. La question du sens, en effet, se pose sur l’un et l’autre plan : comment donner un sens au passé, comment agir d’une manière sensée, comment articuler le présent au passé ? Un tel sens n’est pas substantiellement donné, ni directement accessible : l’homme de pensée comme l’homme d’action doivent le construire dans la liberté, c’est-à-dire en opérant des choix risqués. Aucun critère ultime ne viendra départager ces choix, et il faut admettre la valeur seulement relative, en dernier recours injustifiable, à la fois des constructions théoriques et des décisions pratiques. Ainsi, face à un passé tissé d’une infinité de petits faits diversement interprétables, l’historien opère des coupes, des regroupements, distribue les accents. Il construit littéralement son objet, et la probité scientifique consiste pour Weber à intégrer la conscience de cette partialité dans la démarche historienne elle-même, à revendiquer cette ouverture et ce pluralisme de principe – tout comme la probité politique consiste à faire des choix sans exclure d’autres solutions possibles, et donc sans excommunier l’adversaire.

L’outil emblématique de cette méthode est l’« idéal-type », modèle théorique dont Max Weber accentue comme à plaisir le caractère arbitraire, allant jusqu’à dire que moins il coïncide avec les phénomènes réels, plus il est efficace en tant que moyen de connaissance. Le schéma kantien de la séparation a priori de la chose elle-même et de la perception que nous en avons est clairement identifié par Merleau-Ponty comme la source d’une telle construction méthodologique. Il cite par exemple un passage très « kantien » de l’article de Weber sur l’« objectivité » de la connaissance en sciences sociales :

La condition transcendantale de toute science du culturel est, non pas que l’on prenne pour valable telle ou telle culture, mais ce fait précisément que nous sommes des « hommes de culture », doués de la capacité de prendre position consciemment à l’égard du monde et de lui prêter un sens. Quel que puisse être ce sens, il en résulte qu’en vivant, nous découpons certains phénomènes de la coexistence humaine pour les juger, et prenons position (positivement ou négativement) à leur égard en tant que significatifs. (428)

Nous reconnaissons cette figure de pensée : c’est celle qui, de fil en aiguille, nous avait conduit à la « Théorie de l’art » du jeune Lukács[18]. Merleau-Ponty la reprend explicitement, cette fois-ci, et trouve dans ce geste de donation de sens et de valeur le ciment qui lui permet de reconstituer l’unité perdue du monde, de la subjectivité et de la communauté humaine : « Nous constatons en nous un pouvoir de choix radical par lequel nous donnons un sens à notre vie, et ce pouvoir nous rend sensibles à tous les usages que l’humanité en a fait. » (428)

Cette idée déterminante du « pouvoir de choix » qui, loin de renvoyer l’homme à lui-même, à la solitude d’une décision sans fondement, le relie au contraire à tous les autres individus, à toutes les autres cultures – et finit par donner une sorte de consistance objective au monde –, cette idée s’articule de manière récurrente au concept wébérien de « Wahlverwandtschaft », et à sa traduction française. De quoi s’agit-il ? Dans cette situation où l’homme (historien ou homme politique) doit donner un sens au monde, il ne peut s’appuyer sur aucune relation objective, il est contraint d’inventer même le lien entre les phénomènes. De la même façon que l’idéal-type vient en quelque sorte se substituer à l’objet réel (indisponible), de même la Wahlverwandtschaft vient se substituer chez Weber à un rapport de causalité qui n’est plus assignable dans le monde. Kant, déjà, avait fait de la causalité une simple catégorie de l’entendement, une condition transcendantale de l’expérience. Weber va plus loin en validant un mode de relation qui échappe à la détermination causale, même dans sa version transcendantale : l’explication d’un phénomène peut mobiliser des rapports d’analogie avec d’autres phénomènes concomitants, en l’absence même de tout lien causal identifiable. Entre l’éthique calviniste et l’esprit capitaliste, il y a ainsi « quelque chose de commun » qui aide à comprendre ces deux phénomènes, sans que l’on puisse à aucun moment dire que l’un est la cause de l’autre, et qu’en l’absence de l’un l’autre ne se serait pas produit.

Ce terme de Wahlverwandtschaft vient de la chimie, et traduit le latin « attractio electiva », qui désigne l’attraction mutuelle et privilégiée de certains corps l’un pour l’autre[19]. Le latin attractio commence à glisser vers « affinité » dans la traduction française du titre du chimiste suédois Torbern Olog Berman : « De attractionibus electivis » devient : « Traité des affinités chimiques ou attractions électives ». « Affinités électives » semble ensuite s’imposer dès la première traduction du roman de Goethe, Die Wahlverwandtschaften (1809, traduit en français l’année suivante), qui joue sur cette hypothèse chimique et l’élargit aux rapports humains. Or il est intéressant de noter que Merleau-Ponty, rencontrant cette notion chez Weber, la traduit littéralement par « parenté de choix », malgré la référence évidente à Goethe et donc à la traduction reçue de son titre en français[20]. Il y a en effet pour lui un bénéfice stratégique à faire réapparaître le substantif « choix », au détriment de l’épithète « électif », puisque la notion wébérienne est destinée à confirmer l’importance de ce « pouvoir de choix radical » qui rétablit chez Merleau-Ponty la cohérence potentielle du monde. « La religion, le droit, l’économie font une seule histoire parce que chaque fait de l’un des trois ordres relève en un sens des deux autres, et cela même tient à ce qu’ils s’insèrent tous dans la trame unique des choix humains. » (425)

La notion de Wahlverwandtschaft va dès lors permettre à Merleau-Ponty, dans le deuxième chapitre de l’ouvrage, d’inscrire certaines thèses de Lukács dans le prolongement de la logique wébérienne. Le terme de « parenté » – avec un certain nombre d’autres termes que je prends le risque de qualifier d’« apparentés », par exemple : « complicité », « tentation[21] » – fonctionne ici comme l’indice d’une référence à l’épistémologie wébérienne. Ainsi, c’est parce qu’il existe une « parenté » entre le passé et le présent qu’il est possible prolonger dans une action actuelle la flèche d’une évolution historique. De même : « Le matérialisme historique n’est pas la réduction de l’histoire à l’un de ses secteurs : c’est l’énoncé d’une parenté entre la personne et l’extérieur, entre le sujet et l’objet, qui fonde l’aliénation du sujet dans l’objet et fondera, si l’on renverse le mouvement, la réintégration du monde à l’homme. » (439) Et plus loin : « [Le projet révolutionnaire] est la parenté d’une idéologie, d’une technique, d’un mouvement des forces productives. » (453) La notion de « parenté », reçue de Max Weber, permet donc à Merleau-Ponty de reformuler la problématique marxienne des rapports entre le sujet et l’objet, la conscience et le monde, l’infrastructure et la superstructure, en écartant toute idée d’une causalité objective, d’un déterminisme historique matériel préalable à l’interprétation savante ou politique.

Dans une moindre mesure, le concept emblématique de « Entzauberung » est utilisé de la même manière. Il donne lieu à ce que j’appellerais un « déploiement traductionnel », c’est-à-dire que le terme qui le traduit (« désenchantement ») est associé à d’autres, qui vont lui apporter des « valences » supplémentaires : « […] le calviniste conduit à son terme une démystification qui est aussi une dépoétisation ou un désenchantement » (421) ; « [la] démystification est aussi dépoétisation et désenchantement » (429). Là où le terme allemand insistait sur la sortie de la magie comme technique de salut, l’interprétation merleau-pontienne fait d’avance le lien avec la problématique lukacsienne de l’idéologie, d’une manière d’ailleurs passablement périlleuse : qualifier la rationalisation comme « démystification » suppose une mystification préalable, difficilement assignable hors du référentiel marxiste[22]. Le choix du terme permet en outre à Merleau-Ponty d’enfoncer un coin entre Lukács – non seulement l’auteur d’Histoire et conscience de classe, mais aussi le Lukács contemporain, qui « [sur] la théorie des idéologies et de la littérature […] n’a guère varié depuis trente ans » – et l’orthodoxie communiste, pour qui la conscience ne peut jamais s’affranchir des conditions dans lesquelles elle voit le jour[23].

 

  1. En guise de conclusion

Le rapprochement opéré par Merleau-Ponty entre Max Weber et Lukács n’a certes rien d’arbitraire. Outre la proximité biographique (qu’il n’exploite guère), les nombreux renvois à Weber que comporte Histoire et conscience de classe suffisent à alerter l’historien des idées. Ainsi, Lukács invoque explicitement l’idéal-type wébérien dans le troisième chapitre de son ouvrage, lorsqu’il construit pour son compte la « conscience de classe » comme un objet réel, quoique non donné : comme la conscience qu’aurait la classe ouvrière si elle coïncidait parfaitement avec elle-même, si elle existait conformément à sa situation de classe. De même qu’il n’y a pas chez Weber une seule vision possible de l’histoire et de la société, mais seulement des lectures qui tirent plus ou moins de sens de la multitude de données éparses dont nous pouvons prendre connaissance, de même la compréhension du mouvement historique dépend pour Lukács de l’adoption du point de vue révolutionnaire. Mais cet acte interprétatif n’est plus seulement celui du savant, c’est celui d’une classe sociale qui en prenant conscience de la réalité de son existence se donne en même temps les moyens de la transformer. De ce point de vue, il y a bien un dépassement du « relativisme » wébérien dans la théorie lukacsienne de la révolution.

Néanmoins, si l’on a de bonnes raisons de souligner avec Merleau-Ponty le kantisme de Max Weber, il est peut-être plus risqué de vouloir faire du Lukács d’Histoire et conscience de classe un héritier de Weber et l’inventeur d’un « marxisme wébérien ». Merleau-Ponty n’y parvient qu’en occultant tout un pan du dispositif lukacsien, celui précisément par lequel l’ouvrage de 1923 annonce malgré tout l’évolution future du philosophe marxiste : une fois écartée la critique circonstanciée de l’épistémologie kantienne[24], la conception génétique de l’histoire comme matrice du réel, la référence à la totalité concrète et aux médiations objectives, il ne reste en effet qu’une résolution abstraite des antinomies – dans l’histoire réduite au simple devenir, dans l’aliénation réduite à un transfert de substance entre la subjectivité et l’objectivité, dans la société réduite à l’intersubjectivité.

Malgré les apparences, c’est sans doute Weber qui garde le dernier mot, puisque Merleau-Ponty renonce lui aussi à articuler les fins morales dernières à l’action particulière. Histoire et conscience de classe ne représente finalement pas un progrès sur le relativisme : c’est une fausse sortie, une sortie purement abstraite, à laquelle succède dans la biographie de Lukács une irrémédiable compromission avec le pouvoir. Aussi la morale de l’épilogue est-elle exactement celle de Weber, où l’on retrouve les topos de la maturité, du repli sur soi et de la portée générale (politique ?) des postures individuelles[25]. À la fin du chapitre sur Weber, déjà, il concluait : « […] il n’est pas superficiel de fonder une politique sur l’analyse de l’homme politique. […] ce qui rend important une politique […], c’est la qualité humaine, qui fait que ses chefs animent vraiment l’appareil politique, que leurs actes les plus personnels sont la chose de tous. »

Le travail traductionnel opéré sur les concepts de chacun des deux auteurs s’articule étroitement à ce travail de l’interprétation philosophique. L’écart linguistique intervient ici seulement comme l’un des aspects de la distance qui sépare le contexte de départ du contexte d’arrivée. Les textes de Weber et Lukács reviennent chez Merleau-Ponty après trente ans, ils sont adaptés à un cadre historique et philosophique nouveau, et il se trouve qu’ils sont écrits dans une autre langue. Alain, cité dès la première page des Aventures de la dialectique, entretient-il par exemple un rapport différent avec la textualité merleau-pontienne ? On est tenté de répondre par l’affirmative, en invoquant une certaine « matrice cartésienne », un certain rapport au style littéraire. Mais l’opposition entendement/raison, à propos de laquelle il est cité, est d’origine kantienne.

Interprétation et traduction sont deux aspects de la « survie » des textes. Il s’agit, à travers une étude comme celle-ci, de mesurer précisément leurs rapports, de les éclairer l’une par l’autre, de replacer les considérations traductionnelles dans le cadre plus général de la réception philosophique des textes. La question de la distance temporelle, par exemple, se pose dans les deux cas. Que faire, en particulier, de ce que l’auteur a produit après le texte considéré ? Comment ces textes encore à écrire et pourtant déjà écrits interfèrent-ils avec notre lecture du texte premier[26] ? On pourrait faire usage ici, pour conclure, de la catégorie wébéro-lukacsienne de la « possibilité objective » : le développement ultérieur est, d’une certaine manière, déjà présent en germe dans le texte de départ. Cette possibilité objective, dont l’histoire a démontré la réalité en la réalisant, doit-elle être prise en compte par la traduction, celle-ci doit-elle explicitement assumer le supplément de connaissance que lui apporte son « retard » constitutif ? On ne s’en tirera pas, me semble-t-il, avec un pur formalisme : « le texte, tout le texte, rien que le texte ». Car nous savons bien que le texte est toujours plus que le texte, qu’il est aussi, inévitablement, son passé et son futur.

Rencontre Penser en langues – In Sprachen denken, Cerisy 2017


 

Ouvrages cités

Aron, Raymond. La Sociologie allemande contemporaine. Paris: Alcan, 1935.

Aron, Raymond. Introduction à la philosophie de l’histoire. Paris: Gallimard, 1938.

Benseler, Frank (éd.). Revolutionäres Denken. Georg Lukács : eine Einführung in Leben und Werk. Darmstadt/Neuwied: Luchterhand, 1984.

Garaudy, Roger (et al.). Mésaventures de l’anti-marxisme : les malheurs de M. Merleau-Ponty. Paris: Éditions sociales, 1956.

Koestler, Arthur. Darkness at Noon. Londres: Macmillan, 1940. Trad. Jérôme Jenatton, Paris: Calmann-Levy, 1945.

Loewy, Michael. La Cage d’acier. Max Weber et le marxisme wébérien. Paris: Stock, 2013.

Lukács, Georg. Geschichte und Klassenbewußtsein (Histoire et conscience de classe). Berlin: Malik, 1923. Trad. Kostas Axelos et Jacqueline Bois. Paris: Éditions de Minuit, 1960.

Lukács, Georg. Existentialismus oder Marxismus ?. Berlin: Aufbau, 1951. Trad. E. Kelemen. Paris: Nagel, 1948.

Lukács, Georg. « La métaphysique de la tragédie. » L’Âme et les formes. Trad. Guy Haarscher. Paris: Gallimard, 1974.

Lukács, Georg. Philosophie de l’art 1912-1914. Premiers écrits sur l’esthétique. Trad. Rainer Rochlitz et Alain Pernet. Paris: Klincksieck, 1981.

Lukács, Georg. Correspondance de jeunesse 1908-1917. Trad. Éva Fekete, Éva Karádi. Paris: F. Maspero/La Découverte, 1981.

Merleau-Ponty, Maurice. La Phénoménologie de la perception. Paris: Gallimard, 1945.

Merleau-Ponty, Maurice. « La querelle de l’existentialisme. » Les Temps modernes 2 (novembre 1945). Repris dans Œuvres, Paris: Gallimard, 2010 : 152-164.

Merleau-Ponty, Maurice. « L’existentialisme chez Hegel. » Les Temps modernes 7 (avril 1946). Repris dans Œuvres, Paris: Gallimard, 2010 : 1324-1331.

Merleau-Ponty, Maurice. « Marxisme et philosophie. » La Revue internationale 6 (juin-juillet 1946). Repris dans Œuvres. Paris: Gallimard, 2010 : 152-164.

Merleau-Ponty, Maurice. « Marxisme et superstition. » Les Temps modernes 50 (décembre 1949).

Merleau-Ponty, Maurice. Les Aventures de la dialectique. Paris: Gallimard, 1955.

Rusch, Pierre. « Les spectres de la totalité. L’histoire littéraire entre cosmologie et démonologie. » Romanesques 8 : « Lukács 2016 : cent ans de Théorie du roman » (2016).

Sartre, Jean-Paul. L’Être et le néant. Paris: Gallimard, 1943.

Weber, Marianne. Max Weber. Ein Lebensbild. Tübingen: J. C. B. Mohr (Paul Siebeck) Verlag, 1984 (rééd. Munich: Piper, 1989).

Weber, Max. Le Savant et le politique. Trad. Julien Freund, révisée par Eugène Fleischmann et Éric de Dampierre, préface de Raymond Aron. Paris: Plon, 1959 (rééd. Paris: 10/18, 1963).

Weber, Max. Le Savant et le politique. Une nouvelle traduction. Préf. et trad. Catherine Colliot-Thélène. Paris: La Découverte, 2003.

Weber, Max. La Science, profession et vocation. Trad. Isabelle Kalinowski, suivi de Leçons wébériennes sur la science et la propagande, par Isabelle Kalinowski. Marseille: Agone, 2005.

L’Esprit européen. Rencontres internationales de Genève. Neuchâtel: Éditions de la Baconnière, 1947.

 


 

[1] Désormais disponibles dans trois traductions françaises, deux et demie plus exactement : Julien Freund (1959), Catherine Colliot-Thélène (2003), Isabelle Kalinowski (2005).

[2]          J’ai essayé d’en éclairer quelques aspects dans « Les spectres de la totalité. L’histoire littéraire entre cosmologie et démonologie. » Romanesques 8 : « Lukács 2016 : cent ans de Théorie du roman » (2016).

[3]          Dans ces deux passages de sa conférence, Max Weber renvoie à la « Philosophie de l’art » à laquelle Lukács travailla de 1912 à 1914, et qui commence par ces phrases : « Une esthétique qui doit être fondée sans présupposés illégitimes doit commencer par cette question : “Il existe des œuvres d’art : comment sont-elles possibles ?” » (Lukács, Georg. Philosophie de l’art 1912-1914. Premiers écrits sur l’esthétique. Trad. Rainer Rochlitz et Alain Pernet. Paris: Klincksieck, 1981). Ce texte avait fait forte impression sur Weber (cf. Marianne Weber 473 sq.).

[4]          Le français « expérience » permettant le glissement de la Erfahrung kantienne à l’Erlebnis lukacsienne.

[5]          Cf. notamment dans ce volume l’essai « La métaphysique de la tragédie ».

[6]          « Comme le remarque Lukács, le scientisme est un cas particulier de l’aliénation ou de l’objectivation (Verdinglichung) qui prive l’homme de sa réalité humaine et fait qu’il se confond avec les choses. » (153)

[7]          Cette stratégie est déjà attestée dans un article de novembre 1945 : « L’argument le plus fort du marxisme contre une philosophie du sujet [= l’homme n’est pas extérieur au monde qu’il pense, il fait l’histoire en même temps qu’il la conçoit] est donc un argument “existentiel”. » (« La querelle de l’existentialisme. » Les Temps modernes 2 (novembre 1945). Repris dans Œuvres, Paris: Gallimard, 2010: 1301).

[8]          « La totalité concrète est donc la catégorie fondamentale de la réalité. » (Lukács, Georg. Histoire et conscience de classe. Trad. Kostas Axelos et Jacqueline Bois. Paris: Éditions de Minuit, 1960: 28) Je cite par commodité cette traduction postérieure aux textes dont il est ici question. À vrai dire, la traduction fait elle-même « partie du problème », dans la mesure où, publiée dans la collection « Arguments » des Éditions de Minuit, elle représente un moment décisif du processus de réception de Lukács en France et du débat avec le marxisme. Mais nous ne pouvons dérouler ici tous les fils.

[9]          Cette filiation éclaire en quelque sorte par anticipation la réflexion que Lucien Goldmann engagera à la fin des années 1960 sur les analogies entre Histoire et conscience de classe (1923) et Être et temps de Heidegger (1927) : c’est déjà la possibilité d’une lecture « existentialiste » des thèmes marxiens de l’aliénation, de la réification et de la totalité qui se trouve mise en jeu dans la proposition de Merleau-Ponty.

[10]         Reproduite dans Revolutionäres Denken. Georg Lukács : eine Einführung in Leben und Werk (1984). Les actes de ces Rencontres ont été publiés aux Éditions de La Baconnière (Neuchâtel) en 1947.

[11]         L’ouvrage sera publié en novembre 1947, mais les articles qui le composent avaient commencé à paraître dans Les Temps modernes dès octobre 1946. Et Merleau-Ponty avait lu l’ouvrage d’Arthur Koestler Darkness at Noon (1941) dès avant la publication de sa traduction française (Le Zéro et l’infini) en 1945. Humanisme et terreur est repris dans le volume des Œuvres (165-338)

[12]         Merleau-Ponty allait réagir aux autocritiques lukacsiennes de 1946 et 1949 dans « Marxisme et superstition » (publié dans Les Temps modernes en décembre 1949 et reproduit dans Œuvres 358 sq.).

[13]         Cf. aussi 251-256.

[14]         « Le véritable tragique commence lorsque le même homme a compris à la fois qu’il ne saurait désavouer la figure objective de ses actions, qu’il est ce qu’il est pour les autres dans le contexte de l’histoire, et que cependant le motif de son action reste la valeur de l’homme telle qu’il l’éprouve immédiatement. Alors entre l’intérieur et l’extérieur, la subjectivité et l’objectivité, le jugement et l’appareil, nous n’avons plus une série d’oscillations, mais un rapport dialectique, c’est-à-dire une contradiction fondée en vérité, et le même homme essaie de se réaliser sur les deux plans. » (251)

[15]         À « Marxisme et philosophie » (1946), déjà cité, il faut en effet ajouter « Marxisme et superstition » (1949).

[16]         Date de publication de l’édition allemande de ce texte d’abord paru en hongrois en 1947.

[17]         Merleau-Ponty est conscient du risque herméneutique qu’il y aurait à rejeter sans nuance, pour cause de dogmatisme, les positions du Lukács contemporain : « […] l’apparent libéralisme de ceux qui défendaient contre Lukács ses premiers ouvrages n’était peut-être qu’une manière rusée de l’enfermer dans son passé pré-marxiste. » (« Marxisme et superstition » 359). Même violemment attaqué par les représentants officiels du communisme d’État (et par Lukács lui-même), comme ce sera le cas après la publication des Aventures de la dialectique (cf. l’ouvrage collectif Les Mésaventures de l’anti-marxisme. Les malheurs de M. Merleau-Ponty, publié par les Éditions Sociales en 1956), il ne se départira pas de cette retenue.

[18]         Cf. supra. On aurait pu remonter encore plus loin : le premier chapitre de la Sociologie (1908) de Georg Simmel contient une « Digression sur le problème : “Comment la société est-elle possible ?” », qui n’est pas sans rapport avec notre problématique.

[19]         Cf. la généalogie du terme dans Loewy, Michael. La Cage d’acier. Max Weber et le marxisme wébérien. Paris: Stock, 2013: 76-96.

[20]         Cf. Les Aventures de la dialectique 425. Pierre du Colombier venait de donner en 1954, toujours sous le même titre, une traduction nouvelle de l’ouvrage chez Gallimard.

[21]         « […] telle économie, tel type de savoir, tel droit, telle religion relèvent d’un même choix fondamental et sont complices dans l’histoire » (428), à rapprocher du passage suivant, dans le chapitre consacré à Lukács : « […] la conscience de principe qui est d’emblée reconnue aux hommes trouve dans la structuration réalisée par l’histoire une complicité qui lui permet de devenir connaissance du social […]. » (443) « Comme, avant l’avènement de l’entreprise bourgeoise, les éléments qu’elle réunit ne faisaient pas partie d’un même univers, il faut dire que chacun est comme tenté par les autres de se développer dans un sens qui leur soit commun » (424). Chaque « traduction », dans le contexte de la littérature secondaire, donne lieu à un déploiement du terme de départ, dans les directions correspondant évidemment aux options interprétatives du commentaire. On note ici la connotation psychologique des termes retenus.

[22]         Merleau-Ponty franchit un pas supplémentaire dans cette « marxisation » de Weber quand il écrit : « L’idéologie n’est jamais mystification tout à fait à son insu. » (427)

[23]         Cf. 446. Avec une pique à l’adresse d’Henri Lefebvre, auteur de La Conscience mystifiée (1936) : « Beaucoup de marxistes se contentent de dire que la conscience est par principe mystifiée… ».

[24]         Cf. Lukács, Georg. Histoire et conscience de classe, toute la section intitulée « Les antinomies de la pensée bourgeoise », 142 sqq.

[25]         Cf. la dernière phrase de l’ouvrage : « Rien de pareil [le retournement de la révolution socialiste en révolution nationale] ne nous menace, heureux si nous pouvions inspirer à quelques-uns — ou à beaucoup — de supporter leur liberté, de ne pas l’échanger à perte, car elle n’est pas seulement leur chose, leur secret, leur plaisir, leur salut, elle intéresse tous les autres. » (623)

[26]         J’ai eu la chance de pouvoir participer, lors de notre séjour à Cerisy, à un atelier consacré à la « Note de traducteur ». Les responsables, Matthieu Dumont et Arthur Lochmann, y proposaient une nomenclature où figurait la « note palimpseste (ou autocorrectrice) », qui ajoute au texte un aperçu de l’évolution ultérieure de l’auteur et en quelque sorte se désolidarise du texte présent au profit d’un texte futur. Il y aurait de la même manière une « traduction palimpseste » qui tire par anticipation le texte vers un état futur de la pensée de l’auteur, et de ce fait, réduit l’écart.

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